Gestion de fortune: Singapour appelée à devancer la Suisse

Diverses études annoncent cette prise de pouvoir alors que le cadre légal et réglementaire des deux Etats est similaire. Ce déclin est alimenté par une psychose collective favorisée par certaines banques.

Alors qu’il y a quelques jours, Les Echos se demandaient prudemment si Singapour allait détrôner la Suisse en matière de gestion de fortune, un rapport du Boston Consulting Group confirmait la tendance. Il est vrai qu’il est impossible de nier le fait que la zone Asie-Pacifique est, et restera encore longtemps, la plus dynamique en termes de création de richesses. Une étude menée par Merrill Lynch et Cap Gemini le démontre et indique que les «high net worth individuals» (HNWIs), soit les personnes détenant plus d’un million de dollars en excluant leur résidence principale, ont progressé de 8,3% en 2010 pour être près de 11 millions d’individus. Sur ce nombre, 3,3 millions sont domiciliés dans la zone Asie-Pacifique, soit davantage qu’en Europe.

Cela étant, la pression du «Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales» a contraint Singapour à modifier son cadre légal et réglementaire, à l’image de la Suisse. «A l’heure actuelle, le cadre réglementaire singapourien n’est globalement pas plus protecteur de la sphère privée des clients bancaires que le système suisse», relève Me André Grüber, associé de l’étude genevoise DGE. Un avis que partage l’avocat fiscaliste Xavier Oberson: «Singapour a signé certains accords afin d’appliquer le standard imposé par l’OCDE. Ce qui pourrait encore différencier la Suisse de ce pays sera la mise en œuvre.»

Le Forum mondial, organisé par l’OCDE, a publié des rapports sur 25 de ses membres. Lors de la première phase, seul le cadre légal et réglementaire est examiné par des pairs de deux pays tiers. Pour la Suisse, l’examen a été mené par des experts argentins et danois. Singapour a également passé cette première étape avec succès, étant quant à elle analysée par des experts allemands et des îles Caïmans. «La seconde étape, observant la mise en œuvre de ce cadre, sera effectuée en 2012 pour les deux pays. Le résultat risque d’être très intéressant», prévient Xavier Oberson. On aimerait y croire, sauf que les Etats-Unis ont eu droit à passer d’un coup les deux phases de l’examen, mené par des experts indiens et espagnols. Or, c’est à peine si certaines recommandations mentionnent le problème de l’identification des ayants droit en liaison avec certaines structures juridiques en vigueur dans certains Etats américains. De là à parler d’un traitement de faveur de l’OCDE, il n’y a qu’un pas. On se souvient que la Suisse avait déjà fait les frais du «deal» de dernière minute conclu au Sommet de Londres, le 2 avril 2009, entre la France et la Chine permettant de ne pas mettre Hongkong et Macao sur la liste noire des paradis fiscaux. A ce propos, relevons que le processus mis en place par le Forum mondial est présidé par la France, assistée par quatre vice-présidents d’Inde, du Japon, de Jersey et de Singapour.

«Comme la Suisse continue de prendre certaines mesures, c’est sûr qu’elle sera bientôt devancée par la ville-Etat. On a commencé par chasser les Américains, puis les Européens. La purification a un prix. Pourquoi serait-il admissible de frauder le fisc kazakh, par exemple?» s’interroge Carlo Lombardini, avocat spécialiste du droit bancaire. Et de poursuivre: «Je ne sais pas si le secret bancaire est plus fort à Singapour, ce qui compte c’est le sentiment des clients. N’est-ce pas l’avocat de Liliane Bettencourt qui conseillait à sa cliente de quitter la place financière suisse pour celle de Singapour?»

Paradis Synonyme de la réussite de Singapour: la construction du Marina Bay Sands, l’hôtel le plus cher au monde.

La bonne stratégie? Son collègue André Grüber partage ce sentiment: «Malheureusement, à force de peindre le diable sur la muraille, nombre de clients étrangers et suisses sont désormais convaincus que le secret bancaire est meilleur à Singapour.» Et de dénoncer le comportement de quelques banquiers: «Dans une certaine mesure, des banquiers suisses, notamment ceux présents à Singapour, sont à tout le moins complices de cette psychose collective. En effet, combien d’entre eux surfent sur l’effet placebo de la cité-Etat (aucun effet sur le «patient-client bancaire» sauf dans son esprit) pour apaiser et garder leur clientèle.»

A l’aune de la très forte présence de certaines banques suisses à Singapour, on peut s’interroger sur leur stratégie. Credit Suisse n’annonce pas moins de 5000 collaborateurs sur place et l’UBS 2500! Bien davantage que sur la place financière genevoise, par exemple, où Credit Suisse n’emploie «que» quelque 1300 personnes. Et encore ce chiffre ne cesse de décliner depuis une quinzaine d’années. Le constat est identique pour l’UBS. Et la liste est longue: Julius Baer, Pictet & Cie, BNP Paribas Suisse, BSI, EFG, LGT, Crédit Agricole Suisse ou encore Sarasin. Officiellement, il s’agit d’être là où le nombre de riches croît fortement. D’autant que pour décrocher une licence bancaire, il faut remplir un dossier très complet: bilans prévisionnels, descriptif des types d’opérations envisagées, liste du personnel prévu, etc. «Toutes les banques ne sont pas totalement en conformité avec leur business plan. Par exemple, en n’ayant pas assez recruté localement pour le management ou en ayant peu développé les marchés asiatiques.

La Monetary Authority of Singapore (MAS) a déjà rappelé à l’ordre certains établissements. Elle pourrait vouloir faire un exemple avec une banque suisse», s’inquiète un financier suisse établi sur place. A ce propos, invité sur place par la Swiss Business Association de Singapour à s’exprimer le 17 juin dernier, Daniel Zuberbühler, vice-président de la FINMA, a incité les banquiers suisses présents à se réveiller: «Vous ne pourrez pas faire la même chose qu’en Europe.» Spécialistes de ce pays, Christophe Lamon et Christian Meylan, anciens conseillers de la MAS, fondateurs de Swiss Middle East Advisors, constatent une certaine évolution: «Lors des derniers exemples de demande de licence, les conditions d’octroi sont devenues plus contraignantes. Le simple transfert de comptes n’est plus suffisant comme justification économique. Par ailleurs, la MAS est devenue sensible aux nouvelles velléités de transparence de la Suisse, en particulier face au risque de blocage des comptes. Par exemple, des comptes enregistrés à Singapour pour des clients indonésiens se retrouveraient bloqués par la Suisse du fait que le back-office est opéré en Suisse, voire que la maison mère se trouve en Suisse.» En effet, si Singapour n’a pas de problèmes fiscaux majeurs à gérer vis-à-vis de ses voisins, elle a un souci d’ordre géopolitique. Celui de n’indisposer ni son protecteur américain, ni son grand voisin chinois, ni ses autres voisins parfois turbulents.


Serge Guertchakoff
Bilan. 28 juillet 2011