La finance suisse à l’épreuve de l’ère digitale

Bousculée par les outils technologiques mis au point par des challengers non bancaires, la place helvétique doit faire deux révolutions: le renouveau informatique et repenser la relation avec ses clients.

A l’heure où la place financière suisse doit renoncer à son modèle d’affaires traditionnel, un des enjeux essentiels, désormais, se situe au plan du renouveau technologique. Digitaliser les services, automatiser les fonctions, mutualiser les logistiques, telles sont les préoccupations des banques.

UBS, Credit Suisse et Julius Baer consentent actuellement de lourds investissements pour leurs systèmes informatiques et leurs services mobiles, afin de devancer les attentes de clients jeunes et aisés, ces «natifs numériques», qui exigent de plus en plus systématiquement des fonctions performantes sur leurs smartphones .

Cette attente de «mobile banking» est si forte, qu’elle explique 60% des décisions de changement de banque de clients durant le premier trimestre 2014, selon une enquête réalisée aux Etats-Unis par le cabinet de conseil AlixPartners. «Ce qu’attend le client, maintenant, c’est l’application sur son smartphone qui regroupe toutes les solutions bancaires au même endroit, du compte bancaire au compte de trading», souligne Alain Broyon, CEO de Dukascopy Bank, l’établissement genevois de trading de devises en ligne.

Sauf que ce ne sont pas toujours des banques qui apportent ces innovations. C’est par exemple Qontis, une start-up zurichoise créée par un ancien d’Avaloq, qui offre le Personal finance manager, application gratuite pour le client, qui centralise toutes ses relations bancaires avec des établissements suisses. Ces développements mettent en lumière la «nécessaire réinvention des modèles d’affaires des banques en intégrant les outils digitaux», estime Laurent Haug, venture partner chez Anthemis, consultant en digitalisation pour plusieurs banques suisses et collaborateur chez Bilan.

Pour David Arnott, CEO de l’éditeur genevois de logiciels bancaires Temenos, «les banques privées suisses paient entre 25 et 40% de leurs coûts pour des systèmes informatiques dépassés, dont certains ont été conçus dans les années 60 et 70. Ces dépenses minent leur rentabilité, alors que les affaires transfrontalières autrefois lucratives quittent le pays.»

Outsourcing et transparence

Les banques privées suisses ont du chemin à faire. La révolution technologique commence en amont de la chaîne du métier bancaire, où nombre d’acteurs sont en train de revoir leur modèle logistique, pour décider si elles franchiront ou non un pas essentiel: l’outsourcing de leurs activités non stratégiques. « On verra clairement les banques sous-traiter davantage de fonctions dans les 25 prochaines années », prévoit Christophe Lamon, directeur de Swissmefin et consultant bancaire.

Il estime que la taille des banques candidates à la sous-traitance augmente, et concerne désormais des établissements qui gèrent 15 milliards de francs en moyenne. L’outsourcing bancaire, né il y a déjà 20 ans, connaît un regain d’intérêt depuis la crise de 2008, car les banques, qui voient décliner leurs marges de gestion, cherchent à se débarrasser des coûts superflus et à variabiliser les charges face aux incertitudes du futur.

De nouveaux acteurs crédibles ont émergé entre-temps dans le service logistique bancaire et offrent des solutions d’outsourcing des opérations bancaires sous la forme de service, tandis que les éditeurs de plateformes informatiques ont fait évoluer leur offre, permettant à une banque de louer une plateforme, plutôt que de l’acheter obligatoirement», explique Christophe Lamon. Pour les acteurs disposant des plateformes les plus performantes, gérer les back-offices d’autres banques devient un métier en soi, source de revenus et surtout de savoir-faire. Parmi les principaux sous-traitants, «Credit Agricole Private Banking Suisse, qui gère les back-offices de 24 banques, domine le marché des petites banques», rappelle Christophe Lamon.

La filiale suisse, sous l’impulsion de Jean-Claude Favre, directeur opérationnel de Crédit Agricole Private Banking Services, a été pionnière dans ce domaine depuis plus de quinze ans. Autre acteur majeur: l’éditeur B-Source, racheté en 2011 en majorité par Avaloq, le leader des solutions bancaires intégrées. B-Source a dix banques clientes, dont la principale est la luganaise BSI.

Troisième acteur du marché, la genevoise Lombard Odier, avec sa plateforme «G2», qui combine les services tels que ceux offerts par B-Source à des services bancaires comme ceux de Crédit Agricole, mais vise des banques privées de taille supérieure (entre 5 et 25 milliards sous gestion). Lombard Odier compte six clientes et envisage d’en prendre une douzaine à terme. Elle sert notamment les opérations de la bernoise Valiant depuis 2002.

Argument majeur de ces providers : ils proposent aussi leur sous-traitance dans leurs succursales étrangères, ce qui, pour eux, leur permet d’y mutualiser les coûts, tandis que pour la banque cliente, cela peut permettre une expansion à moindres frais. «Pour une petite banque, ouvrir un établissement à Singapour, Monaco ou Nassau est déjà très cher, mais sans commune mesure avec une présence dans un marché domestique de l’UE pour rapatrier ses clients, souligne Christophe Lamon. S’adosser à la capacité logistique et stratégique de l’outsourceur s’avère souvent une solution attrayante ».

Crédit Agricole Private Bank Suisse dispose par exemple de 17 centres offshore, et B-Source peut agir comme provider dans 15 pays (ceux où la BSI est présente), tout comme Lombard Odier Odier exploite sa plateforme unique et intégrée dans  ses 18 bureaux étrangers. «Nous avons cloné, autant de fois que nous avions d’entités juridiques à l’étranger, la plateforme que nous avons à Genève depuis une quinzaine d’années et qui permet de traiter toutes les opérations bancaires d’une banque privée», explique Christophe Gabriel, responsable de l’informatique et des opérations chez Lombard Odier. Le coût additionnel étant faible pour créer un clone, c’est tout naturellement que, depuis 2010, la banque a décidé d’ouvrir son infrastructure à d’autres établissements.

Que sous-traitent les banques clientes? Essentiellement leur informatique et, en fonction des désirs, tout ou partie de leur back office: le travail opérationnel se fait alors par les équipes du prestataire, ce qui, pour la banque cliente, peut réduire jusqu’à 30% les coûts, selon les configurations. «Tout ce qui est usine, confection, exécution, traitement des opérations, est assuré par nos équipes, sur un pied d’égalité par rapport à nos prestations internes», résume Christophe Gabriel. Ainsi, les banques clientes peuvent se concentrer sur leur cœur de métier, en gardant le contrôle de leur middle office (support de gestion) et de leur front office (relation client, décisions de gestion).

Parce que le partage de la plateforme implique de faibles coûts marginaux, Lombard Odier facture un coût moyen aux clients comparable à son propre coût moyen. «La différence entre coût moyen et coût marginal laisse une marge intéressante», conclut Christophe Gabriel, qui décrit cette activité comme une démarche entre «partenaires» plutôt qu’une démarche purement commerciale. «Nous mettons à disposition ce que nous avons dans le but de partager les coûts et d’amortir les investissements, et surtout pour assurer le plus important: continuer à investir dans une plateforme performante.»

Cela, c’était le côté « back end » des banques, ou côté jardin. Côté cour, ou « front end », le renouveau technologique passe par l’accès digital du client à ses données, la transparence et la comparabilité des prix. Cette tendance est perceptible à travers tout le spectre des métiers bancaires. Il en va ainsi dans le domaine des produits structurés.

Notamment avec Deritrade, la plateforme de produits structurés de la banque Vontobel. Lancée en 2008 pour distribuer les produits structurés de Vontobel, elle se mue en 2013 en plateforme multi-émetteurs, ajoutant aux produits Vontobel ceux émis par Société Générale, Morgan Stanley ou encore Deutsche Bank puis prochainement UBS, et permettant aux clients de comparer simultanément les prix.

«On assiste à une automatisation d’une grande partie du business des produits structurés diminuant ainsi les coûts de production de ces instruments, observe Frédéric Rouiller, responsable du conseil et de la distribution de produits financiers chez Vontobel à Genève. Nous pensons que la solution multi-émetteurs représente l’avenir, car elle apporte une vraie plus-value en termes de transparence pour les investisseurs».

Chez Dukascopy Bank, les prix des devises à l’achat et à la vente sont affichés instantanément sur mobile, avec un spread infime, et sont identiques pour tous les clients. Les données sur les mandats de gestion des banques sont aussi en passe de sortir de l’ombre. En témoigne l’essor de performancecorner.ch, le site d’IBO (Investment By Objectives), société créée en 2005 par un ancien de Credit Suisse, Nicholas Hochstadter, qui développe actuellement le premier comparateur de performances, entièrement gratuit et fiable, des politiques de placement des banques de la place, selon les stratégies, les monnaies et le risque pris. Déjà, un nombre croissant de banques accepte de jouer le jeu.

Nicholas Hochstadter en est persuadé: les clients doivent pouvoir comparer les portefeuilles, tout comme les gérants doivent pouvoir se comparer entre eux. Son modèle prévoit, à terme, d’instaurer un réseau social qui permettra aux membres de la plateforme de communiquer entre eux, en toute confidentialité. Ce faisant, il opère une lente révolution des mentalités en Suisse (et au Liechtenstein). C’est tout naturellement que ce comparis des gérants de fortune a reçu le soutien d’un autre esprit innovant: Olivier Collombin, fondateur de la plateforme E-merging.

Les Facebook de la finance

Ces acteurs de la finance genevoise ne l’ignorent pas: dans la finance 2.0, les stars de demain ne travaillent pas chez UBS, ni chez Pictet. Mais peut-être bien chez Centralway, société britannico-helvétique de capital-risque et incubateur basé à Zurich. Dans un bâtiment industriel à l’esthétique passe-partout des années 1960, on pousse une porte et l’on pénètre dans des locaux où règne une ambiance conviviale à la Google: billard, espace de détente, boissons à volonté.

Les salles de conférences s’appellent Warren Buffett ou Steve Jobs. Un des premiers Macintosh à disquette trône dans une vitrine. Venus du monde entier, des geeks conversent en anglais à voix basse et pianotent sur des laptops. Trente ans de moyenne d’âge. La similitude avec la culture Google n’est pas fortuite. Certains employés sont d’anciens googlers. Derrière Centralway, le millionnaire et pionnier de l’internet Martin Saidler (46  ans).

Né en Autriche et basé à Zoug, le quadragénaire a fondé Centralway en 1999. Business angel et serial entrepreneur dès 2002, il investit ensuite dans quelque 200 firmes en Europe de l’Est. La plupart ont depuis été revendues avec succès. D’après le classement des 300 plus riches de Suisse de Bilan et Bilanz, sa fortune s’établirait entre 200 et 400  millions de francs.

Le projet le plus en vue de Centralway s’appelle Numbrs. Avec cette application, l’utilisateur peut faire défiler son actualité financière sur son smartphone à la manière dont il consulte le mur Facebook pour tuer le temps dans les transports publics. Numbrs centralise l’ensemble des transactions et informations financières de l’utilisateur. Y sont répertoriées les variations des cours de bourse, les transactions par carte dans les commerces, les entrées et sorties de paiements, etc.

L’application permet d’effectuer des opérations à tout moment et n’importe où. Une tirelire interactive qui permet en tout temps de jeter un coup d’œil sur les analyses et prévisions de revenus. Début avril, l’application avait été chargée 23  000 fois, avant même le démarrage de la campagne marketing. Numbrs a levé à elle seule 11 millions de dollars et affiche des ambitions énormes visant des dizaines de millions de consommateurs. Le programme occupe 35  personnes à plein-temps sur un effectif de 80 collaborateurs. «Mais l’ensemble des équipes est impliqué dans un aspect ou un autre», précise Fynn Kreuz, responsable du marketing.

L’application Numbrs se veut une solution à l’échelle globale, comme l’a été PayPal dans le paiement sur internet. Numbrs a d’abord été lancée en Allemagne, où elle est disponible sur l’App Store depuis la fin 2013. «Le marché suisse, avec ses sept millions d’habitants, est trop étroit», disait Martin Saidler à la Neue Zürcher Zeitung. Promis pour bientôt sur Android, Numbrs est en relation outre-Rhin avec 3500 établissements, dont Deutsche Bank. Encore en phase test, l’application a pour prochain objectif les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, avant d’attaquer l’Europe continentale.

Aussi discrète que puissante, Centralway creuse son sillon aux côtés des plus grandes sociétés d’investissement du monde. Des bureaux ont ouvert à Londres à l’automne 2013 et d’autres doivent suivre aux Etats-Unis cette année encore. La compagnie est impliquée dans des projets de finance digitale où elle côtoie les poids lourds américains Google Ventures, KPCB, JPMorgan et le fonds genevois Index Venture.

Amener le «fun» dans la finance

Si des sociétés comme Centralway, mais aussi les grandes banques suisses, sont à la pointe de la digitalisation de la finance, les grandes innovations se produisent, pour l’essentiel, aux Etats-Unis. Elles sont tirées par les acteurs non bancaires. Et elles n’inquiètent pas que les banquiers suisses: «Dans la Silicon Valley, absolument tout le monde s’évertue actuellement à devenir l’Apple de la finance 2.0 pour nous ôter le pain de la bouche.» En mars dernier, le CEO de JPMorgan, Jamie Dimon, manifestait par ces propos l’inquiétude générale des milieux de la finance traditionnelle.

De son côté, Francisco Gonzalez, CEO du géant mondial d’origine espagnole BBVA, déclarait au Financial Times: «Les banques doivent créer leurs propres Amazon et Google. Ou mourir.» Dans cette idée, la branche américaine du groupe BBVA Compass a acquis en ce début d’année la start-up Simple pour 117  millions de dollars, un prix «ridiculement haut» selon Forbes.

La société née en 2009 réunit à peine 100  000 clients. Mais elle a séduit BBVA en opérant un changement de paradigme. Associée à US Bancorp, elle propose une carte de débit et des services online de prévisions du budget. Et surtout, une approche ludique de la gestion de son argent, que les banques peinent à incarner. «Avec Simple, le public entretient une relation fun avec la finance. Grâce à une interface intuitive, les clients se fixent un objectif d’économie associé à un rêve: une moto ou des vacances aux Maldives. L’application est addictive. Ils l’utilisent deux ou trois fois par jour pour consulter l’évolution de leurs comptes, ce qui est inouï dans la branche», souligne Jay Reinemann, responsable de BBVA Ventures cité par Forbes.

Pour le patron du géant bancaire espagnol, l’humilité est même de mise face à ces geeks qui révolutionnent la finance: «C’est BBVA qui veut apprendre des fondateurs de Simple et non le contraire. Nous voulons comprendre leur façon de penser. Il n’y aurait aucun intérêt à vouloir intégrer ces jeunes entrepreneurs à la culture de la maison mère.»

Autre acteur de la finance traditionnelle qui craignait de rater le virage du numérique, l’assureur français AXA. Ayant récemment créé sa banque mobile soon.fr, il vient de signer mi-avril un partenariat avec Facebook pour s’attaquer au marché sur mobile, en profitant de la popularité du réseau sur les smartphones et tablettes. L’accord impliquera une formation des équipes marketing d’Axa par Facebook, réseau depuis lequel certains assureurs aux Etats-Unis réalisent déjà plus de 60% de leurs ventes!

Les observateurs s’accordent à dire que la finance est au seuil de la même révolution qui a mis à terre la librairie ou l’industrie du voyage. A présent, l’acteur qu’il faut craindre, c’est Facebook lui-même. Le géant bleu se lance en effet dans les services financiers à partir de l’Irlande, où il attend d’ici à quelques jours sa licence «e-money» pour créer sa propre monnaie électronique destinée à ses utilisateurs européens.

En outre, le réseau social numéro un lance des services de transferts de fonds pour les travailleurs migrants, concurrençant Western Union, ce qui positionnera Facebook sur le marché attrayant des virements entre l’Europe et les pays émergents, lui qui a déjà passé la barre des 100  millions d’utilisateurs indiens.

Le moteur de recherche Google, toujours au coude-à-coude avec Facebook, prévoit aussi d’étendre ses paiements mobiles et sa monnaie électronique et attend sa licence «e-money» du Royaume-Uni. Enfin, la compagnie Vodafone a également acquis sa licence «e-money» pour se lancer dans les services financiers en Europe.

Mais tous les jours, c’est peut-être la banque de demain qui peut naître de la Silicon Valley, où le génie et l’argent se côtoient au plus près. Les grandes manœuvres ont déjà commencé. La société Green Dot, avec comme actionnaire Sequoia, référence dans la branche, a acquis début 2013 GoBank, une application bancaire interactive pour 43,3  millions de dollars.

Fin février, le fournisseur de solutions bancaires Jack Henry and Associates s’est offert Banno, start-up de finance digitale mobile fondée en 2008 et déjà partenaire de 375 institutions financières. Celle-ci se distingue par ses solutions pour intégrer de la publicité en ligne. Quant à Moven, l’application créée à la fin 2011, elle a été désignée par Wired, Forbes et le New York Times comme «la banque du futur». Cette start-up, qui n’occupe encore que 10  personnes, propose carte de débit, porte-monnaie électronique et services connectés à Facebook.

Dans le même domaine, Square, fondée en 2004 dans la Silicon Valley, a atteint une valorisation de 1,5 milliard de dollars, avec une offre de services financiers d’entrepreneur à entrepreneur. Le groupe Key’s Online Banking a conçu myControl Banking, une solution similaire à Numbrs, déjà disponible sur l’App Store et sur Android. Cinquième banque des Etats-Unis en matière de dépôts, le groupe PNC a mis sur le marché de l’internet mobile un porte-monnaie virtuel – Virtual Wallet – aux fonctions similaires. Chez Wells Fargo, une fonction prévision de comptes est en phase pilote, alors que l’application mobile est déjà disponible. De quoi donner le vertige.

Se passer des banques?

Tendance lourde de la finance 2.0: le peer-to-peer (P2P), un principe qui fait fonctionner la finance en se passant des banques. Que ce soit dans les crédits ou le change, le web met directement en contact les particuliers, en évitant les intermédiaires et leurs commissions.

Evaluée à 1,5 milliard de dollars, Lending Club (dont Centralway est actionnaire) a été fondée en 2007 à San Francisco par Renaud Laplanche. La firme se profile comme un poids lourd des prêts de particulier à particulier. En mars dernier, la compagnie a levé quelque 200  millions de dollars auprès de Fondations Capital, Google Ventures et KPCB. En décembre, la plateforme a dépassé les 3 milliards de dollars en prêts personnels, avec quelque 225  000 prêts attribués à des résidents de 44 Etats américains.

Se distingue aussi la société américaine Prosper, active dans les locations de particulier à particulier, qui propose également des crédits. CAN Capital et OnDeck fournissent quant à elles des prêts aux petites entreprises. La britannique Zopa et l’australienne Society One poursuivent les mêmes objectifs dans d’autres parties du monde. En Suisse, Cashare, active dans le crowdfunding depuis 2008, est l’une des sociétés les plus en vue dans la finance P2P.

La place financière suisse devrait également voir ce qui se passe du côté de Londres. Depuis que le premier ministre David Cameron a mis les start-up et l’entrepreneuriat au cœur de son programme économique avec Tech City, une bonne partie des 1300 jeunes pousses qui se concentrent dans le «Silicon Roundabout» de l’Est londonien font la jonction avec les deux pôles financiers qui l’entourent: Canary Wharf d’un côté, et la City de l’autre.

Dans ce quartier populaire où les étals des souks prolifèrent à l’ombre des grandes tours de verre, Barclays vient d’ouvrir son premier accélérateur de start-up financières en collaboration avec Techstars. C’est dans ce vaste loft qu’a débuté fin mars la première semaine fintech. Pendant une semaine, pitchs, démos et conférences consacrées aux nouveaux modèles de paiement, aux transferts internationaux via le web, aux plateformes d’investissements participatifs ou aux monnaies virtuelles permettaient de prendre la mesure du phénomène.

La présentation de Yoni Assia, le CEO d’eToro, résume l’ambiance. «C’est une tempête qui arrive. La rencontre des médias sociaux avec la finance est de nature à produire ce que l’électricité a fait pour l’industrie.» Bigre.

Yoni Assia sait de quoi il parle. Programmeur à 13  ans, trader à 16, l’entrepreneur qui appelait son père pour savoir le prix d’une action pendant son service militaire en Israël a fondé eToro à 26  ans en 2007. A côté de Simple, cette start-up est de celles qui font saliver les capital-risqueurs. Ils ont d’ailleurs investi 31,5 millions de dollars dans l’affaire. Récemment, le Gouvernement britannique a retenu eToro parmi ses «Future Fifty», les 50 start-up qu’il soutient en priorité à cause de leur capacité à devenir de grandes entreprises.

Cap sur le «trading social»

On comprend pourquoi eToro, qui a reçu sa licence officielle de broker au Royaume-Uni l’an dernier, propose une manière révolutionnaire d’investir en bourse. Avec 3,5 millions d’utilisateurs/investisseurs actifs et une croissance virale depuis que l’entreprise a introduit la fonction CopyTrader en 2011, la plateforme web et mobile n’est rien d’autre qu’un Facebook de la finance. Chaque profil y apparaît ouvertement, de même que son portefeuille et ses performances.

Comme dans Facebook, les utilisateurs échangent idées et informations sur des produits financiers. Mais la caractéristique qui a le plus de succès, c’est cette possibilité de suivre et de répliquer avec son portefeuille tous les mouvements d’un autre utilisateur identifié comme particulièrement doué.

Avec sa performance de +32% l’an dernier, l’Irlandais Anas Sleiman a ainsi rassemblé 77  000 «followers» et 6400 «copiers». Le pompier catalan, Julio Rus Fernandez, est devenu une célébrité dans cette communauté. Sa performance de 42% sur trois ans et surtout sa régularité lui valent plus de 150  000 followers. Naturellement, les résultats de ces traders sortis de nulle part sont moins brillants depuis le début 2014 avec des marchés moins haussiers. Cela dit, le modèle d’eToro est puissant. Une étude du Media Lab du MIT de mi-2012 confirme que le social trading est l’un des moyens les plus sûrs de battre le marché.

Selon Yoni Assia, des gérants de fonds professionnels se servent du site pour repérer des talents dans un bassin unique de 3,5 millions de traders; eToro s’arrange pour les maintenir motivés en créditant de 10  000  dollars tout utilisateur qui atteint les 5000 copieurs.

Les transferts de fonds low-cost

Là n’est cependant pas la seule recette du succès. «Si vous vous souvenez que la Bourse de Londres est née dans un café – la Jonathan’s Coffee House – la finance a d’abord été sociale avant de devenir antisociale en se technicisant, explique Yoni Assia. Aujourd’hui, il y a une forte demande, que vous pouvez rapprocher au mouvement des 99%, pour voir la finance redescendre dans l’arène sociale. Au fond, le vrai driver des marchés financiers, c’est la discussion sociale, l’affrontement des opinions.»

Au fur et à mesure que se présentent les start-up issues de l’accélérateur de Barclays mais aussi de Level 39, le plus grand accélérateur fintech d’Europe avec ses 66 start-up perchées au sommet d’une tour de Canary Wharf ou bien encore du Startupbootcamp, on réalise que l’ambition de réinventer la finance avec les technologies numériques dépasse de loin les seuls marchés financiers. «Les premières start-up financières tentaient essentiellement de vendre des services aux banques, analyse Luke Hakes, partenaire de la firme de capital-risque Octopus Investments. Désormais, elles s’attaquent directement aux consommateurs.»

Si, dans la première catégorie, on trouve quelques entreprises comme Ancoa avec son service de surveillance de la compliance des ordres de bourse ou Sentenial qui offrent des solutions de paiement au travers du récent espace unique de paiement en euros (SEPA), bien plus nombreuses sont les jeunes pousses qui s’adressent aux clients finaux. Dans le transfert de fonds internationaux – déjà convoité par Facebook – il y a même encombrement.

L’américaine Stripe, les allemandes Billpay et Sofort ou la néerlandaise iDeal proposent toutes ces services à prix cassés. Dans un contexte où les achats transfrontiers augmentent au rythme de 21% par an rien qu’en Europe, ces entreprises semblent bien positionnées. Sauf que les banques ont réalisé ce qui se passe. A l’image des compagnies aériennes bousculées par EasyJet ou Ryanair, elles développent leurs propres modèles low-cost. Barclays a ainsi lancé récemment Pingit.

Dans le secteur qu’on pourrait croire peu innovant du paiement, la créativité de certaines start-up laisse rêveur. Prenez Flypay, par exemple. Elle a développé une astucieuse application mobile de paiement au restaurant. «Le temps moyen pour payer entre le moment où on demande l’addition et celui où on quitte le restaurant est en moyenne de 10  minutes, affirme Tom Weaver, le fondateur. Nous l’avons ramené à 1  minute  30  pour un nouvel utilisateur et 45  secondes pour un habitué.»

Il suffit de photographier avec son smartphone un sticker collé sur la table puis d’accepter l’addition qui apparaît automatiquement. Magie du numérique, on peut non seulement régler mais aussi facilement diviser la note entre plusieurs convives, voire pour les pinailleurs payer plat par plat. Dans un registre voisin, Invoiceable génère et gère les factures avec une simple application mobile. Elle vise le marché des autoentrepreneurs désormais plus nombreux en Grande-Bretagne que les fonctionnaires.

On retrouve cette créativité en matière d’expérience utilisateur dans toutes sortes de nouveaux services financiers digitaux. Dans le private equity, Liquity vient de lancer une plateforme qui connecte investisseurs et actionnaires d’entreprises non cotées qui cherchent à vendre leur part. «Il y a 800  000 entreprises non cotées en Europe qui répondent à nos critères: plus de 2 millions d’euros de chiffre d’affaires, qui progresse à plus de 10% par an depuis trois ans, explique Barry Schrier, le fondateur. En moyenne, ces entreprises ont de nombreux actionnaires, dont quinze au Royaume-Uni. Mais comme elles ne sont pas cotées, il leur est difficile de liquider leurs parts si besoin. C’est là que nous intervenons.»

Dans le domaine des crédits P2P (directement du créancier à l’emprunteur sans l’intermédiaire d’une banque), LendInvest a développé une plateforme spécialisée dans les prêts relais pour l’immobilier. «Nos fondateurs viennent de Montello, un expert du marché immobilier londonien, explique Audrey Giroud, une Genevoise qui vient de rejoindre l’entreprise. Ils connaissent le prix des objets et proposent des prêts qui reviennent moins chers à l’emprunteur que ceux des banques tout en offrant des rendements de plus de 10% aux prêteurs. Et avec un taux de défaut de moins de 2%.»

On le constate au travers de ces exemples, les fintechs développées à Londres se concentrent sur des modèles de niche. Si elles désintermédient une partie de l’activité bancaire, elles ne sont souvent pas aussi grand public que celles développées dans la Silicon Valley.Comme l’observe le capital-risqueur Luke Hakes: «Il est très difficile de concurrencer les business de consommation de masse et le savoir-faire marketing de la Californie.» Entre autres pour des questions de moyens. «Il y a un très gros appétit pour les fintechs. Mais il ne faut pas perdre de vue que ce sont des modèles d’affaires qui demandent des investissements considérables. Franchir le fossé de la crédibilité coûte cher.»

Des fintechs sans complexe

La crédibilité, c’est le sujet dont discutent le plus les entrepreneurs lors des pauses de la FinTech Week à Londres. Zubin Ramdarshan, directeur du trading sur les dérivés actions de la Banque Jefferies avertit: «Les modèles d’investissement basés sur l’analyse des flux de tweets ont déjà déçu. La fausse nouvelle répandue sur Twitter d’un attentat contre Barack Obama, à partir d’un compte piraté d’Associated Press, a provoqué un minikrach l’an dernier sur les marchés actions américains et a torpillé leur crédibilité.» Malgré cela, les entrepreneurs de la City 2.0 sont optimistes. Organisateur de la FinTech Week, Luis Carranza s’attend à une multiplication par quatre des start-up qui se présenteront l’an prochain.

Dans le métro qui conduit de Whitechapel à la gare St. Pancras, les publicités placardées dans les wagons confirment cette évolution. La plateforme de portefeuille en ligne Nutmeg affirme que les millionnaires de la finance ont désormais le look de la génération Y plutôt que celui de Saville Row. Et le site de transferts internationaux Transferwise suggère que les banques nous cachent quelque chose: leurs commissions exorbitantes.

Les fintechs n’ont plus de complexe à s’attaquer aux géants bancaires. Car si personne ne pense que ces derniers vont disparaître, la question est bien de savoir s’ils ne vont pas se transformer en simples tuyaux, en gérants d’infrastructures à l’instar des opérateurs télécoms. La valeur ajoutée passerait alors aux start-up, qui transforment (et contrôlent) l’interface avec les utilisateurs.

«Il faut aller très vite, ou les acteurs non bancaires le feront.» L’ère du «relationnel augmenté» a commencé, affirme Olivier Collombin, de la plateforme E-merging chez Lombard Odier.

Olivier Collombin, responsable de l’équipe des gérants de fortune indépendants de Lombard Odier, a été l’un des premiers, à Genève, à croire dans les possibilités d’une mise en réseau de la communauté financière. En 2009, il lance la plateforme E-merging, pour réunir des gérants indépendants (clients ou non de Lombard Odier), et favoriser les affaires entre eux. De 150 membres en 2010, ils sont devenus 1000 aujourd’hui, et regroupent près de 14’000 experts indépendants de la finance.

De banquier traditionnel, Lombard Odier se mue en facilitateur des relations entre ses clients et y gagne au passage: «50% des apports d’argent frais venus de gérants indépendants depuis 2010 sont liés à des clients enregistrés sur E-merging», souligne Olivier Collombin. Nous voici entrés dans l’ère de la «communauté de clients» et du «relationnel augmenté» dans le domaine bancaire. «Les réseaux sociaux sont une réalité de la vie quotidienne de nos clients, explique Olivier Collombin. Il s’agit donc de s’en inspirer pour les faire interagir avec nous, entre eux et avec leurs clients finaux. Les banques suisses doivent faire tomber les barrières culturelles qui les empêchent encore d’entrer de plain-pied dans le XXIe siècle.»

E-merging est en passe de devenir bien plus qu’un LinkedIn des professionnels de la finance. Sur la plateforme, un gérant peut entrer des critères spécifiques (juridiction, monnaie, expertise recherchée) qui le mettront, sans perte de temps, en lien avec l’expert recherché, potentiellement à l’autre bout de la planète (gérant, avocat, fiduciaire). En outre, pour les banques et les gérants, ces plateformes, qui offrent une visibilité planétaire, éliminent d’emblée la problématique transfrontalière («crossboarder»), car il s’agira de moins en moins se déplacer physiquement pour aller à la rencontre d’un client.

Olivier Collombin veut faire de la place financière suisse un laboratoire de ce type d’expériences. Il résume ainsi sa pensée: «Dans le domaine de la digitalisation, il faut aller très vite, car, sinon, ce sont des acteurs non bancaires qui le feront.» Et, en effet, des acteurs non bancaires, y compris basés en Suisse, révolutionnent tranquillement le mobile banking, soit la digitalisation de la finance personnelle qu’attendent désormais les clients.

Fabrice Delaye, Bilan, 22 mai 2014
www.bilan.ch